Le weekend dernier, un énième débat entre architectes et jardiniers a vu le jour sur Twitter et énervé la dragonne. Le déclencheur : un tweet disant que les auteurices qui déclarent que leurs personnages n’en font qu’à leur tête devraient plutôt réfléchir à leurs intrigues au lieu de raconter des conneries (en gros).
Alors… oui… mais non… et en fait c’est pas un problème. Moi, je fais partie de ces auteurices qui ont des personnages qui la mènent par le bout du nez, et j’aime pas trop qu’on me dise que c’est parce que je m’y prends mal. Donc, petite explication pour y voir plus clair, et au passage parler un peu de mon processus créatif.
Des perso indépendants ?
Alors, bien sûr, je ne considère pas que mes personnages ont une vie propre. Je sais très bien qu’iels ne sont qu’une création et qu’iels n’existent que parce que mes neurones ont eu l’étrange idée de former des connexions bizarroïdes.
Donc, si je les crée, je devrais avoir un contrôle total sur eux, non ? Et bah non.
Le souci, c’est que chez moi (j’insiste sur ce point, c’est mon expérience, pas une vérité générale), une bonne partie de mon processus créatif est inconscient/subconscient, et pas volontaire/conscient/réfléchi. Je ne me dis jamais « tiens, j’ai envie de traiter de tel et tel sujet, donc je vais créer un personnage qui aura telle et telle caractéristique ». Jamais, jamais, jamais.
À la place, ce qui se passe, c’est ça : mon inconscient (Muse, de son p’tit nom) va amalgamer plusieurs trucs (des centres d’intérêt, des peurs, des joies, des trucs scientifiques fun, des infos vues ou lues ou entendues ici ou là… bref, des influences diverses et variées) en un tout plus ou moins cohérent. Et me le balancer à la gueule. En imagé, ça donne ça : Muse a été faire son marché dans la grande bibliothèque qu’est Cerveau, et en a sorti une chimère bizarroïde. Et en résultat concret : « Alors voilà, ça c’est Ari, c’est un métamorphe lynx avec terreur du feu + PTSD, ça c’est Colin, son amoureux, mage de feu. Et l’idée c’est plus ou moins de parler de trauma et de résilience au milieu d’une romance chou. Peut-être. C’est pas clair. »
Bref, d’un coup et sans rien avoir demandé à personne, je me retrouve avec une ébauche de personnage et un très vague fil rouge. Et ensuite ? Et ensuite j’ai deux choix.
Bonjour, c’est la Gestapo !
La première solution, c’est de me faire craquer les doigts, de braquer une lampe métaphorique dans les yeux tout aussi métaphoriques de mes personnages, de prendre mon plus bel accent allemand (j’ai déjà le nom, après tout) et de lancer un interrogatoire digne de la Gestapo croisé KGB croisé Mossad. Nous avons les moyens de vous faire parler ! Nom prénom âge heure précise à laquelle est tombé sa première dent titre de son livre de chevet musique à passer lors de son incinération poème qu’il peut réciter par cœur…
En somme, décortiquer ce pauvre personnage de A à Z, puis faire pareil pour l’intrigue, jusqu’à tout connaitre sur le bout des doigts. Bref, être une architecte.
Sauf que 1/la torture ça marche pas, on raconte tout et n’importe quoi pour que ça s’arrête, 2/si c’était si facile d’interroger son inconscient, ça se saurait et 3/c’est juste pas drôle en fait (en tout cas, moi je trouve ça chiant).
Donc, il reste la solution 2.
On va boire un thé ?
La solution 2, c’est la méthode jardinier, et c’est faire comme dans la vraie vie. Quand vous rencontrez quelqu’un, vous ne lui faites pas passer un interrogatoire détaillé. (Du moins je n’espère pas. Ne faites pas, s’il vous plait.) Vous apprenez à le connaitre petit à petit en discutant.
Et bien, je fais pareil avec mes personnages : j’interagis avec. Autrement dit, je prends mon fichier texte et j’écris. Au fur et à mesure, j’apprends à les connaitre. Je découvre leurs failles, leurs traumas, leurs histoires, leurs amis, comment ils pensent, réfléchissent, ressentent. Au début, je ne les maitrise pas, et quand j’essaye de prévoir leurs réactions, les ¾ du temps, je me plante et ils réagissent totalement différemment. Bref, ils n’en font qu’à leur tête. Et c’est normal !
Parce que mon inconscient, lui, sait de quoi il veut parler. Il connait les fondements du perso, ses failles, ses secrets, tout ce qui va porter le message. Sauf que la conscience, elle, elle a juste les bribes qu’on lui a fournies. Résultat, elle n’a pas assez de données pour traiter le problème de manière efficace, en fait.
Et à chaque fois que j’ai forcé un personnage à agir contre son gré, ça n’a jamais vraiment bien marché. Ça sonnait faux, artificiel. Par contre, quand je le laissais mener la danse… tout finissait par devenir cohérent. Un exemple ? Dans un de mes premiers jets, je ne comprenais pas certaines réactions du personnage principal, et surtout sa méfiance envers celui qui était censé être son futur amoureux. Et puis, à la moitié, j’ai soudain appris que son ex était un pervers narcissique qui l’avait détruit. Et d’un coup, toutes les incohérences d’avant, tous les trucs que j’arrivais pas à comprendre… ont eu du sens.
La seule chose que je creuse avant d’écrire (et pendant, et après), c’est les recherches. Comment gérer les soins du moignon pour un perso amputé, comment parler de dysphorie de genre de manière aussi respectueuse que possible, comment la cécité de naissance impacte le développement psychomoteur… Tout le reste se met en place tout seul.
Donc, oui, mes personnages n’en font qu’à leur tête. Et en plus, ils ont raison de le faire. Bref, je suis jardinière jusqu’au bout des ongles.
Et est-ce que c’est mal ? Est-ce que ça fait des romans nuls ?
Tu verras en V2 !
Bien évidemment, la réponse est non. Parce que ce que je viens de décrire, et bien ça concerne l’étape du premier jet. Oui, mes premiers jets ne ressemblent à rien, sont trop longs, manquent de rythme, sont pleins d’incohérences… Mais ce n’est pas grave. Parce que ce n’est qu’un premier jet. Et qu’après, il y a la V2. Puis la V3/4/5/… autant qu’il en faut pour tirer le maximum de l’histoire et en faire une œuvre aussi aboutie que possible.
Et oui, la quantité de travail que j’ai à abattre entre la V1 et la V2 est massif. Parce que c’est à moment là que je peaufine et lisse la caractérisation des personnages et de l’univers, et que je fais tout le travail sur la cohérence et la logique de l’intrigue, sur le rythme, sur l’efficacité narrative… Tout ce qu’un architecte fait avant son premier jet, moi je préfère le faire entre la V1 et la V2, une fois que j’ai appris à connaitre mes personnages et le message qu’ils portent (et que je découvre vraiment souvent en cours de route, d’ailleurs). Et je vais continuer à peaufiner au fur et à mesure.
(Du coup, je suis peut-être une sculptrice, en fait… Mon monde s’écroule. En même temps, j’ai pas la main verte, c’est perturbant de se revendiquer jardinière dans ce genre de cas…)
Au final, si j’ai bien fait mon travail lors des corrections, mon roman sera aussi bon que le roman d’un.e architecte. Et honnêtement, je défie un.e éditeurice de déterminer la méthode d’écriture d’un manuscrit abouti (le mot-clé étant abouti, mais de toute façon, on est pas censé soumettre un premier jet) juste en se basant juste sur la version reçue (et qui peut être la V2 aussi bien que la V8).
Du coup, pourquoi me forcer à changer ? Pour être plus productive, peut-être ?
Écrire à l’aveugle, ça fait perdre du temps !
Être jardinier.ère prend-il plus de temps qu’être architecte ? Sans doute un peu. Mais je ne suis pas sûr que la différence soit aussi massive que cela. Parce que le temps (qui peut se compter en mois) qu’un.e architecte va passer à créer ses personnages, à concevoir son intrigue, à faire son synopsis détaillé scène par scène… Moi c’est un temps que j’aurais passé à écrire. Du coup, même si l’étape de la V2 est plus lourde et plus longue pour les jardiniers qu’un architecte, l’un dans l’autre, je pense que ça s’équilibre pas trop mal.
En conclusion ?
Mes perso n’en font qu’à leur tête et me mènent par le bout du nez, et j’en redemande. Et surtout, je ne veux pas qu’il en aille autrement. C’est normal, et c’est même une part importante de mon processus créatif et de la joie que j’en tire. C’est pour ça que j’écris. Pour découvrir, explorer, ressentir. Et trop travailler mes intrigues et mes personnages à l’avance me priverait de cette joie de la découverte lente et progressive.
Et plus largement… On a tous nos façons de créer, de travailler. Il n’y a pas qu’une seule règle ou une seule manière de faire. Ceux qui le soutiennent ont tort. Alors, explorez, testez, essayez (comme pour les routines), et adoptez ce qui vous parle. Écoutez les conseils et les critiques, retravaillez ce qui doit l’être, peaufinez, améliorez. Mais faites-le de la façon qui vous convient. Et si ça change, si ça évolue au cours du temps, et bien c’est normal.
Qui sait ? Peut-être qu’un jour je serai architecte ! (… Mais j’ai un doute quand même.)